"Game of Thrones" : le sacre du hors-norme

"Game of Thrones" : le sacre du hors-norme
Game of Thrones -Saison 5 (HBO)

Féministe, progressiste, transgenre, la série fait voler en éclats stéréotypes et clichés. Ses personnages hors norme ne ressemblent à aucun autre. Et les monstres ne sont pas ceux qu’on croit.

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Le plus grand de tous. Du haut de son mètre trente-cinq, Tyrion Lannister (Peter Dinklage) est le plus brillant, le plus caustique, le plus romantique, le plus sexy, le plus tragique, le plus rebelle, le plus moderne, bref, le plus aimé de tous les personnages de "Game of Thrones". Dans cette série grouillante comme un tableau de Jérôme Bosch, surpeuplée de rois et de reines, il est incontournable. La série la plus plébiscitée de tous les temps s’est choisie un nain pour héros. Changement de perspectives. Par la grâce de l’identification, nous voilà amenés à regarder le monde par-dessus son épaule et à questionner l’humanité sous un autre angle. Autrement dit, qui sont les vrais monstres quand on sait que les très beaux, très blonds et très snobs Lannister ne rechignent pas à faire d’un mariage un bain de sang ?

"J’ai un faible pour les infirmes, les bâtards et les choses cassées." Parmi la foule de répliques lancées par Tyrion, celle-ci, au coeur de la première saison, pourrait être la devise d’une fiction qui fait une place inédite aux héros différents. On y croise des êtres de tous formats (à l’autre bout de la toise, le géant Hodor, affecté en outre d’un retard mental, ou la guerrière androgyne Brienne de Torth, jouée par l’excellente Gwendoline Christie, comédienne qui mesure 1,91 mètre); de toute extraction (des bâtards donc, comme Jon Snow, mais aussi des filles de mauvaise vie, des sauvageons); et souvent un peu "cassés", en effet, qu’il s’agisse de Jaime (le frère de Tyrion), amputé d’une main, de Bran, petit garçon paralysé (par la faute de Jaime !), de l’eunuque Varys, de l’aveugle Targaryen, ou de ce colosse défiguré qu’on appelle le Limier...

La norme, c’est morne. Un tableau de l’humanité plus proche de la réalité qu’un épisode de "Beverly Hills", même si on note, tout de même, une légère surreprésentation de filles canon... Sans voyeurisme ni angélisme condescendant, la série se distingue en traitant Tyrion avec égalité : pas plus d’oreilles pointues qu’un autre, pas moins de complexité morale ! Aujourd’hui couvert de récompenses pour le rôle, Peter Dinklage, qui prête charme et ironie à son personnage, a confessé, dans les colonnes du "New York Times", sa méfiance originelle pour le projet :

Je ne voulais pas de barbe ni de chaussons pointus ! Même dans “le Seigneur des anneaux”, ils font des blagues sur les nains."

Pour ce regard libérateur, l’oeuvre de George R. R. Martin a reçu un Media Access Award qui récompense les représentations de personnages handicapés. L’occasion de saluer "une série où personne n’est réductible à une définition".

Des héros sartriens qui sont ce qu'ils font

On peut être spécialiste de Stanley Cavell et accro à "Game of Thrones". La philosophe Sandra Laugier, l’une des premières à avoir prêté aux séries une dimension d’éducation morale, s’enthousiasme volontiers pour cette fiction "transgénérationnelle, transgenre et grand public". Et de développer :

On est devant une série inclusive qui révèle la puissance d’action des femmes, mais aussi des jeunes, des handicapés, des prostituées, des sauvageons, des esclaves, incarnant en cela une ambition première du féminisme : élargir le groupe de ceux qui ont la parole et qui ont le droit d’exercer leur citoyenneté".

Car ces êtres issus de la marge ne se contentent pas de faire de la figuration, ils révèlent la monstruosité derrière l’apparente normalité et s’émancipent avec fracas. "Des héros sartriens qui sont ce qu’ils font", affirme Thibaut de Saint Maurice, auteur de "Philosophie en séries" (éditions Ellipses). En somme, "une série existentialiste" où les individus se réinventent (non sans douleur), envoyant promener leur condition originelle. La nature est de droite et les héros de "Game of Thrones" séduisent l’ultragauche – Pablo Iglesias, le leader du mouvement espagnol Podemos, fan de la série, lui a consacré un ouvrage intitulé "Ganar o morir" ("Vaincre ou mourir").

Et dire que tout cela se joue au coeur d’une saga ancrée dans le médiéval fantastique, ce truc qu’on croyait réservé aux ados Clearasil. "L’inscription dans un monde médiéval est d’autant plus intéressante, souligne Thibaut de Saint Maurice. A cette époque, la naissance est une surdétermination. Le combat pour s’affranchir de ses origines est d’autant plus rude." Maître de conférences en littérature générale et comparée, auteure de "la Fantasy" (Klincksieck), Anne Besson rappelle, pour sa part, que "la littérature de l’imaginaire a toujours été utilisée pour proposer des images détournées de notre réalité". La fantasy, en particulier, entretient "des liens anciens et avérés avec les mouvements progressistes sur un plan politique" (1). Pour autant, Anne Besson souligne, amusée :

Dans le cas de “Game of Thrones”, selon l’angle choisi, on peut trouver la série progressiste ou réactionnaire... Ce qui participe sûrement de son succès !"

La production de HBO a ainsi été, plus souvent qu’à son tour, prise en flagrant délit de sexisme ordinaire. Putes ou soumises : il semble parfois que ce soit le seul choix offert aux femmes d’une série qui a popularisé le "sex and talk". Ou comment balancer un exposé de stratégie géopolitique en pleine partie de Kamasutra, histoire de satisfaire la présupposée pulsion scopique du spectateur mâle.

Garçon manqué, fille réussie

Mais quelle autre série fait exister à l’écran un personnage comme celui de Brienne de Torth, chevalière qui met à terre les critères du masculin-féminin comme si elle avait mangé tous les bouquins de Judith Butler, pionnière de la théorie du genre ? Quelle autre série offre l’un des premiers rôles à une gamine fine lame et anti-cucul qui prouve haut la main qu’un garçon manqué est une fille réussie ? Quelle autre série met en scène, avec tant de lyrisme, la prise de pouvoir des femmes à travers la figure de la conquérante abolitionniste Khaleesi ?

Venues promouvoir la série, lors du lancement à Paris de la saison précédente, les comédiennes Maisie Williams (Arya) et Sophie Turner (Sansa, sa soeur aînée) répondaient "oui" avec ferveur à la question de savoir si la série était féministe. Et les deux jeunes filles de réclamer, la bouche en coeur, plus de sombres desseins et de noirs méfaits pour leurs personnages. "Mon personnage a passé les trois premières saisons à pleurer", râlait Sophie Turner, qui incarne une jeune femme mariée de force. Une revendication qui rejoint les propos du romancier George R. R Martin déterminé à "traiter les deux sexes de la même façon". Chez lui, les femmes ne sont pas moins pires que les hommes...

Série de genre qui défend le transgenre, drame romantique qui mêle sublime et grotesque, "Game of Thrones" prône la vertu du mélange. Sans parler de ces dragons, mi-serpents, mi-oiseaux... Conservateur au Musée Guimet et commissaire de l’exposition « l’Envol du dragon » qui s’y est tenue récemment, Pierre Baptiste rappelle que les animaux de compagnie de la Khaleesi, plus punks que le furet, plus redoutables que le pitbull, sont

le symbole d’une hybridation qui n’est pas vécue comme une impureté mais comme une force".

Reste la question des effets. Cette volonté de faire exploser les cases et de proposer des modèles alternatifs peut-elle faire bouger les lignes dans la réalité ? Les exégètes en sont persuadés, vu l’impact mondial de ce produit de masse, phénomène culturel incontournable de la décennie. Au moment de conclure, on s’affranchit des intitulés alambiqués de dissertation de philo pour poser, tout de go, la question qui nous hante à Thibaut de Saint Maurice. Mais pourquoi les aime-t-on tant, les héros de "Game of Thrones" ? Réponse inspirée : "Parce qu’ils nous enjoignent de ne pas se plier aux destins tout tracés par la nature ou la société. Ils nous rendent plus libres."

(1) Avec d'autres chercheuses, Anne Besson a conçu un MOOK, "Fantasy, de l'Angleterre victorienne au Trône de fer".

 

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