M6, la scoumoune

M6, la scoumoune
Nicolad De tavernost (LIONEL BONAVENTURE/AFP)

M6 ne peut plus le cacher : elle peine à se renouveler. Si ses audiences et son bénéfice restent enviables, la chaîne traverse une crise d’identité. Et connaît une série noire avec ses nouveautés. Lancées à tour de bras, mais moins originales qu’avant, aucune ne prend. Enquête.

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Le dernier conclave a eu lieu le 21 avril. Comme d’habitude, rien n’a filtré. Chaque mois, à M6, une dizaine de têtes pensantes scrutent des émissions du monde entier dans l’espoir d’y dénicher, avant les autres, des pépites pour leur antenne. Toute livraison qui se respecte comporte son lot, selon le langage maison, de « WTF » (« What The Fuck ? », autrement dit « qu’est-ce que c’est que ces conneries ? ») qui font se gausser, frémir ou détourner les yeux. Mais chacun est prié de « suspendre son incrédulité » car, comme leur martèle Tam Vo Duy, chargé de la veille internationale:

Un programme improbable aujourd’hui peut être envisageable demain et dans les tuyaux après-demain. »

Après tout, il en fallait, de l’imagination, pour voir dans « Top Chef », repéré sur une petite chaîne câblée américaine, où les ribs (travers de porc) étaient rois, l’une des futures cartes maîtresses de M6, cette ode à la gastronomie française. D’où viendront les futurs succès ? De nouvelles terres de création comme l’Ukraine, le Vietnam, Israël ? Jamais autant qu’aujourd’hui, la petite troupe n’a compté sur les dons périscopiques de Tam Vo Duy. Car M6 ne peut plus le cacher : elle peine vraiment à se renouveler.

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Depuis quand cette chaîne n’a-telle pas lancé une émission qui fasse l’événement ? Qui occupe les conversations ? Typiquement le genre de questions qui met en rogne Nicolas de Tavernost, président de M6. Détendu deux minutes plus tôt, le voilà qui bondit de sa chaise – « Mais quelle mauvaise foi ! » –, se précipite sur son ordinateur pour dévier le tir vers TF1, chiffres d’audience à l’appui– « On perd moins qu’eux. Historiquement, ils font leur pire début d’année » – et rappeler que « M6 gagne deux fois ce que gagne TF1 ». Bref, « tout va bien », tranche-t-il d’un ton qui clôt le débat. Certes, mais depuis quand cette chaîne n’a-t-elle pas... ?

Si l’on excepte la présence jubilatoire dans « Top Chef » du talentueux Olivier Streiff, poète aux yeux charbonneux, amoureux de Jim Morrison et d’Oscar Wilde, déambulant en redingote, canne et ouvrage de Nietzsche à la main – Nietzsche sur M6 ! –, c’est ailleurs qu’ont émergé tous les autres programmes qui font parler : « Cash investigation » (France 2), « le Petit Journal » (Canal+), « P’tit Quinquin » (Arte), « l’Emprise », cette fiction de TF1 tirée de l’histoire vraie d’une femme battue à laquelle la justice demande pardon...

Sa position de petite chaîne face à TF1 avait contraint M6 à être maligne : « Top Chef » était moins phénoménal que « MasterChef », « la Nouvelle Star » plus modeste que la « Star Ac », mais elles étaient plus conviviales et intelligentes. Depuis quelque temps, M6 est passée de l’innovation à l’autoparodie. Après le meilleur cuisinier/pâtissier/ couturier/boulanger/bistrotier, allait-elle – quel suspense ! – dégainer le meilleur coiffeur avant TF1 ? Après « Top Chef », « Objectif Top Chef », « les Secrets des grands chefs », « Norbert et Jean : le défi! », « Cauchemar en cuisine », par quelle côté pourrait-elle encore prendre le sujet culinaire ?

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Cette fois, le public a dit stop

Et après « Un dîner presque parfait » et « les Reines du shopping », où des candidats se notent entre eux, où le plaisir réside dans les vacheries échangées, elle avait misé sur un délicieux concept : dans « Tous les couples sont permis », les candidates ne jugeaient plus un gueuleton ou un look mais les conjoints des autres participantes. Cette fois, le public a dit stop. Tavernost aime mettre la vie en chiffres.

Mais dans les sphères inférieures de la maison, il n’échappe à personne que l’exaspérante D8 du groupe Canal, qui s’autoproclame « la nouvelle grande chaîne », arrive, elle, à incarner l’effervescence. L’écart de part de marché avec l’intruse était de 7,7 points en août, 6 en avril. Le fossé est encore vaste mais tout le monde a soudain pris conscience que, peut-être un jour, les courbes se croiseront. Il y a encore trois ans, alors qu’il venait de supplanter France 3, Nicolas de Tavernost, euphorique, fixait un cap : devenir la deuxième chaîne française. Aujourd’hui, qui peut assurer que la Six tiendra celui de 2015, soit 10,1 % d’audience ? Un cadre explique :

Ici, dès qu’on passe sous la barre symbolique des 10 %, c’est l’hallali à l’extérieur et cela devient complexe dans les têtes. » (Nicolas de Tavernost).

Ce manque d’allant entame le moral des troupes. En décembre, personne n’a eu le coeur d’organiser un goûter de Noël à l’étage des programmes. Du côté des animateurs, un récent déjeuner avec, réunis à la même table, les pourvoyeurs de grosses audiences a donné des aigreurs. D’autant que certains de ces chouchous (hormis Cristina Cordula) avaient manifestement boycotté le tournage du clip de Noël. Plusieurs poids lourds de la chaîne ont quitté soit leurs fonctions – comme Bibiane Godfroid, qui, à la tête des programmes, a assuré quelques belles années à M6 –, soit l’entreprise elle-même à l’image de Jérôme Bureau, directeur de l’information, Robin Leproux, patron de la régie, et Arnaud Boucher, directeur de la programmation.

Mais Nicolas de Tavernost, qui vient d’entamer son (probable) dernier mandat de trois ans jusqu’en 2018, fait grand cas de sa jeune garde. Aux analystes financiers, il a même fourni la liste des promus (huit hommes !) avec leur âge. Grandis à M6, ils connaissent le boss, toujours au four et au moulin, obnubilé par le résultat, mouillant sa chemise pour ne pas se faire piquer un contrat, même le plus petit. Ils observent son numéro de vieux couple avec Thomas Valentin, vice-président du directoire – « Thomas, je ne peux pas tout faire ici, c’est un peu votre boulot, mon vieux ! » – et se préparent à être son souffre-douleur matinal, si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain. Mais ils savent qu’en cas de vrai coup dur, il sera là.

Florence Duhayot, la directrice générale de Studio 89, la filiale de production de M6, décrit « une violence rare. 

Surtout, il n’échappe à personne que parmi les nouveautés, lancées à tour de bras, rien ne prend. Rôle ardu que celui de Frédéric de Vincelles, directeur général des programmes depuis quatre mois. A peine le temps d’imprimer les noms des émissions qu’elles ont déjà trépassé : « Vu à la télé », « Tout peut arriver », « Recherche dans l’intérêt des familles », et aussi « Tous les couples sont permis », « En famille », « Mon partenaire particulier »... Florence Duhayot, la directrice générale de Studio 89, la filiale de production de M6, décrit « une violence rare. Les programmes n’ont pas le temps de s’installer, c’est la loi du “one shot, good shot” ». On se rassure en rappelant que « la télé n’est pas une science exacte ». Les échaudés attendent le 19 mai avec appréhension. M6 tire, ce soir-là, une grosse cartouche, « The Island : seuls au monde » : 13 hommes sont lâchés sur une île du Panamá durant un mois avec trois machettes, trois couteaux, 40 litres d’eau, une trousse de premiers secours. « Qui sont-ils vraiment, une fois revenus à l’état sauvage ? », interroge le dossier de presse.

A croire que « Rising Star », qui a ouvert la saison, avait porté la scoumoune. Au marché des programmes de Cannes, en 2013, il était pourtant la vedette, ce concours de talents. Tout le monde le voulait ! Né en Israël, il bousculait le genre : une compétition entièrement en direct, des candidats sélectionnés par le public via les tablettes ou les smartphones, un mur digital qui se lève en cas de plébiscite. Programme cher et spectaculaire, production compliquée, technologie de pointe. Et, à l’arrivée, le public qui file comme le sable entre les doigts. M6 a dû l’écourter. « Et dire qu’on avait raté “The Voice” ! », se lamente-t-on ici et là, en suspectant Tavernost, adepte revendiqué du site radin. com (sic !), d’avoir calé devant le prix, il est vrai hors norme. « Un ratage ? Non », récuse l’intéressé. M6 avait un droit de priorité, ses patrons s’étaient transportés un samedi aux Pays-Bas, mais autour d’un verre de lait et d’un morceau d’édam, John De Mol, son créateur, ne lâchait « The Voice » qu’empaqueté avec d’autres programmes, dont « The Golden Cage », un « Loft » en plus vulgaire encore...

 

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Il faut l’avouer, personne n’imaginait, à l’époque, que « The Voice » serait le dernier grand concept de télé à connaître le succès dans le monde entier. M6 a toujours été un patchwork d’idées venues de partout et retravaillées pour plaire au public français : elle est allée chercher « L’amour est dans le pré » et « Cousu main » en Grande-Bretagne, « les Reines du shopping » en Turquie, ses coiffeurs en République tchèque...

Mais la source se tarit. C’est même la dèche. Pour cet été, M6 a débusqué une sorte de Cluedo vieux de quinze ans, « la Taupe ». Le MIPTV, début avril, n’a pas rassuré Tam Vo Duy : « Toutes les grandes chaînes cherchent la même chose : de gros événements de soirée qui rassemblent toute la famille. Et tout le monde galère. » « La créativité internationale est en baisse, abonde Florence Duhayot. Il y a encore cinq ans, on ne savait pas quel programme acheter car on avait systématiquement le choix et pas l’argent pour tout prendre. Aujourd’hui, on ne sait plus lequel acheter car il n’y en a plus. »

Il faut donc puiser dans les forces internes. Florence Duhayot, qui précise d’entrée qu’elle « exècre l’échec », est en première ligne. Studio 89 carbure sur sept concepts, à l’antenne d’ici à la fin de l’année, pour moitié des adaptations, pour moitié des créations. « Ainsi, après les événements du 7 janvier, un débat a ressurgi sur la pertinence du service militaire, nous surfons làdessus. Et aussi sur la nostalgie en replongeant une famille dans une époque pour voir ce qui était bien, moins bien, le plaisir à revivre certaines choses... ». « L’instruction que je donne, dit Tavernost, c’est : plein de nouveautés. Si une sur quatre marche, ça me suffit. »

Pas de chance, l’autre pilier de M6, les séries américaines, vacille lui aussi. « Il y a beaucoup de séries pour les chaînes à péage, moins pour les networks qui ont restreint leur place dans leurs grilles », explique Frédéric de Vincelles. Ennuyeux car, selon le CNC, « 93,8 % des soirées de fiction sur M6 sont américaines, un cas totalement atypique ». Le groupe vient bien d’acquérir « Empire », ce phénomène sur la Fox qui met en scène une famille noire à la tête d’un empire musical, mais le destine plutôt à W9.

En fait, M6 est en train de payer le fait d’avoir délaissé, depuis des années, la fiction française de soirée, chère et non rentable, une équation rédhibitoire aux yeux de Tavernost. Ses concurrentes ont tâtonné, se sont ridiculisées, ont essuyé échecs sur échecs, misé gros, mais leurs efforts sont en train de payer : « Chefs » ou « les Témoins » sur France 2, « le Bureau des légendes » sur Canal+, « l’Emprise » et « Ce soir je vais tuer l’assassin de mon fils » sur TF1...

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M6
, elle, s’est tenue à distance de cette quête collective, se cantonnant aux séries courtes avec « Kaamelott » ou « Scènes de ménages » qui lui assurent, vers 20h45, son pic d’audience quotidien. Elle s’active à rattraper son retard mais le résultat ne sera visible que dans deux ans. L’un de ses rares paris français ne lui a pas réussi. « Peplum », cette série humoristique sur fond d’Empire romain déclinant, a viré au cauchemar : les 4,4 millions de téléspectateurs des premières minutes n’étaient plus que 1,9 million pour le troisième et dernier épisode.

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