Le monde selon Hala Gorani

Le monde selon Hala Gorani
Hala Gorani (© CARLOTTA CARDANA POUR TÉLÉOBS)

Elle incarne une information nouvelle, féminisée et multiculturelle. Envoyée spéciale de CNN International à Paris lors des attentats de janvier, elle partage sa vision de l’information, de la politique française ou du drame des réfugiés en Europe.

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Née à Seattle, aux Etats-Unis, celle qui depuis un an décrypte l'actualité internationale dans "The World Right Now", a étudié à Sciences-Po, pigé pour "la Voix du Nord", travaillé à l'AFP, Paris Première et France 3. Avant de sillonner le monde pour CNN International. Vous l'avez peut-être découverte entourée par la foule de la place Tahir pendant la révolution égyptienne de 2001 ou dans un camp de réfugiés au Liban lorsqu'elle animait "Inside The Middle East". En janvier dernier, Hala Gorani était à Paris pour couvrir les attentats de "Charlie Hebdo". Cette journaliste de terrain parle parfaitement l'anglais, l'arabe et le français, connait les arcanes de la politique hexagonale autant que ceux du Moyen-Orient. Elle a accepté de nous recevoir dans son bureau de la Turner House, en plein centre de Londres. Décontractée, souriante, son regard clair planté dans les yeux de son interlocuteurs, elle aime les réponses précises et sans détour. Rencontre.

TéléObs. – Vous incarnez le nouveau visage de CNN International. Vous êtes de nationalité américaine, d’origine syrienne, vous avez grandi en France. Ce métissage est-il un atout ?

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Hala Gorani. – Mes parents sont natifs de la région d’Alep mais je suis née aux Etats-Unis et j’ai passé toute mon enfance et mon adolescence à Neuilly, à l’exception de deux années en Algérie. Ces cultures et les langues que je parle sont, bien sûr, des atouts. Elles me donnent une sensibilité particulière sur les sujets américains, français ou moyen-orientaux, et me permettent de comprendre le monde de manière interconnectée, ce qui correspond tout à fait à mon travail à CNN International.

En 2013, le magazine "Arabian Business" vous a classée 36e dans la liste des 100 femmes arabes de pouvoir. Vous êtes donc considérée comme une femme arabe. Et de pouvoir...

Avec un nom comme le mien, je suis considérée en effet comme une femme arabe. Quel est mon pouvoir ? [Rires.] Nous avons beaucoup blagué là-dessus...

J’imagine qu’ils ont pensé à moi en termes de visibilité médiatique car j’estime que j’ai beaucoup moins de pouvoir que d’autres femmes classées loin derrière moi...

Après avoir animé "Inside The Middle East", un magazine mensuel de reportages, vous présentez depuis un an "The World Right Now" (1). Comment définissez-vous ce rendez-vous ?

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C’est un décryptage quotidien de l’actualité internationale, pour lequel il a fallu établir une relation de confiance avec l’équipe. Nous passons huit à neuf heures par jour ensemble, c’est une relation très intime qui se noue. Nous sommes maintenant bien rodés.

Beaucoup de téléspectateurs français vous ont découverte lors des attentats de janvier que vous avez couverts depuis Paris... sans montrer une seule fois les caricatures de Mahomet.

Je suis en effet restée deux semaines à Paris à la suite des événements. Au départ, j’étais plutôt pour montrer les caricatures et puis il y a eu un débat au sein de la rédaction. Nous avons finalement choisi de décrire très précisément le fameux dessin qu’on pouvait par ailleurs voir partout sur internet. Je ne voyais donc plus l’utilité de le montrer. Mais je comprends les rédactions qui ont décidé de le faire.

La BBC a déconseillé à ses journalistes de parler de  "terroristes" au sujet des frères Kouachi et de Coulibaly...

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Je ne suis pas au courant de cela. A CNN, nous n’avons pas eu cette discussion. Mais nous en avons eu une, en revanche, sur la manière de qualifier le jeune Blanc [Dylann Roof, NDLR] qui a tué neuf Noirs dans une église à Charleston, aux Etats-Unis. Son but étant clairement idéologique – il a parlé de guerre des races et a posé sous un drapeau de l’apartheid –, il nous a semblé qu’il était bien un "terroriste", à l’instar de ceux qui soutiennent Daech.

BFM TV a été accusée d’avoir mis la vie des otages en péril pendant l’attentat à l’Hyper Cacher. L’information en continu présente-t-elle des dangers à vos yeux ?

J’ai été reporter dans des situations semblables, il faut faire attention, bien entendu. Mais tout le monde commet des erreurs. J’ai beaucoup d’admiration pour BFM TV, ils ont des produits très bien faits. C’est une chaîne affiliée à CNN, certains journalistes anglophones de BFM interviennent d’ailleurs sur nos antennes. BFM TV a fait évoluer toutes les autres chaînes avec le direct, les breaking news. Je la regarde souvent.

Dans la foulée des attentats parisiens, votre concurrente Fox News a parlé de "no go zones" dans Paris, où les non-musulmans ne pénétreraient pas, avant de s’excuser. Qu’en pensez- vous ?

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Ce que fait la Fox ne m’intéresse pas.

Fox News est un produit médiatique qui répond à une certaine demande aux Etats-Unis. Son audience est nationale, celle de CNN est internationale, nous ne jouons pas dans la même cour.

Jugez-vous satisfaisante la place des femmes dans les médias ?

Il y a beaucoup de femmes journalistes dans les endroits "chauds" de la planète, pas seulement celles qui parlent devant la caméra mais aussi des réalisatrices et des productrices. Je pense qu’elles peuvent apporter d’autres perspectives dans la manière d’aborder les sujets. A CNN, les profils sont très variés et ne concernent pas seulement le genre mais les origines des journalistes : africaines, indiennes, australiennes... Il faut répondre à l’attente des téléspectateurs. Chez nous, à Londres, la responsable des reportages est une femme, Deborah Rayner. Elle est aussi vice-présidente de CNN. Mais combien y a-t-il de femmes à la tête d’une chaîne d’info ?

Avez-vous des modèles ?

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L’essentiel est de vouloir atteindre le niveau de la personne que l’on admire, que ce soit un homme ou une femme. C’est ce que je retiens de l’éducation de ma mère.

Je n’ai jamais pensé en termes de féminité d’abord. J’encourage même les femmes à se délester de cette manière de penser qui peut être un handicap.

J’espère travailler jusqu’à 70 ans et être toujours pertinente, quelqu’un qui a un rôle à jouer et qui compte. Christiane Amanpour [la journaliste qui a incarné le grand reportage international sur CNN, NDLR] m’a davantage intéressée en raison de ses origines iraniennes que parce qu’elle est une femme. Quand elle a débuté, c’était assez rare d’engager quelqu’un avec un accent étranger à la télévision. Les grandes chaînes américaines se sont pas mal ouvertes à la diversité.

Certaines journalistes ont été agressées pendant la révolution égyptienne. Vous qui avez sillonné le monde, avez-vous déjà eu peur lors de vos reportages ?

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Oui, je me suis sentie en danger deux fois dans les jours qui ont suivi la révolution de janvier 2011 en Egypte. J’ai été agressée lors d’une grande manifestation mais, heureusement, quelqu’un m’a extraite de la foule, je ne sais pas trop comment. La seconde fois, nous avons été coincés sur un pont dans une voiture avec Anderson Cooper [le reporter et présentateur star de CNN US, NDLR], le cameraman et le chauffeur. Les manifestants ont brisé les fenêtres de la voiture, j’ai eu très peur de recevoir des pierres, j’ai crié en arabe et j’ai demandé au chauffeur d’accélérer pour nous sortir de là. Mais certaines de mes collègues qui ont couvert la révolution égyptienne ont été violées.

On oppose souvent le journalisme anglo-saxon à celui « à la française »...

Il y a plus de différence entre les Anglais et les Français qu’entre les Américains et les Français. Les Anglais peuvent être vraiment très agressifs dans leurs questions, même avec un Premier ministre. En France, on interviewe le président de la République toujours à deux le jour du 14-Juillet, c’est très formel. Aux Etats-Unis, c’est un groupe de journalistes qui suit le président et cela a été aussi beaucoup critiqué. Pourtant, c’est suite à la question d’une journaliste américaine de CBS sur Cécilia Sarkozy que l’ancien président s’est levé et a quitté le studio [lors de l’émission "60 Minutes", en 2007, NDLR]. Je ne sais pas si un journaliste anglais aurait posé une question sur la vie privée dès le début de l’entretien... ni comment David Cameron réagirait à ce genre de question ! En réalité, c’est plus une différence de style que de fond.

Il faut être percutant avec courtoisie et la frontière est très ténue. Je pose en général des questions assez directes et tout le monde n’apprécie pas. Cela se sent immédiatement chez l’interlocuteur, dans son body language...

J’ai interviewé beaucoup de leaders au Moyen-Orient. Si on ose les interrompre, on sent que ça les gêne, mais ça impose aussi le respect. Chaque pays a son propre formatage. Par exemple, une émission de reportages comme "Envoyé spécial" sur France 2 ne passerait jamais aux Etats-Unis. Pour trouver des reportages en prime time outre-Atlantique, il faut aller sur une chaîne spécialisée comme PBS avec l’émission "Frontline".

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Vous avez un jour conseillé aux étudiants du CFJ de ne pas faire d’école de journalisme. Pourquoi ?

C’était une boutade. J’ai été recalée deux fois au concours du Centre de Formation des Journalistes (CFJ) à Paris. La première fois, mon français n’était peut-être plus à la hauteur car je revenais d’un séjour aux Etats-Unis. La même année, j’ai été reçue à Sciences-Po. Un jour, le CFJ m’appelle pour me demander de faire une intervention sur le reportage international. Je n’ai rien dit à la personne qui m’a invitée mais j’ai conseillé aux étudiants...de ne pas faire le CFJ ! Dans les années 1990, le système français était assez fermé : il était impossible de décrocher un stage dans une rédaction si on n’avait pas fait une école de journalisme. J’avais une maîtrise d’économie et le diplôme de Sciences-Po, je n’avais pas du tout envie de repartir pour deux années d’études, je voulais travailler !

Vous suivez les élections présidentielles françaises depuis 2002 et le choc du premier tour cette année-là. Quel regard portez-vous sur la politique française ?

Partout en Europe, les partis de la marge, anti-européens et anti-immigration, gagnent du terrain. En France, les partis traditionnels essaient de trouver une stratégie pour résister aux extrêmes. La difficulté vient en partie du système présidentiel. Le parti du président ne représente qu’environ 35 % des voix. En Angleterre, on a soit une majorité, soit une coalition. C’est plus difficile de gouverner en France.

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Vous avez interviewé Marine Le Pen en mars dernier. Quelle impression vous a-t-elle laissé ?

J’adore faire ce genre d’interview. C’est une personnalité polarisante, une bête médiatique avec un charisme incroyable qu’elle emploie avec beaucoup d’intelligence. Elle le fait très bien avec les médias étrangers, d’ailleurs. Entendons-nous bien : en aucun cas je n’adhère à ses idées. Mais quand on lui pose une question, on obtient une réponse claire. Pour un journaliste, une personnalité politique qui donne des réponses nettes, c’est une bouffée d’air frais. Ses solutions sont souvent fantaisistes et irréalisables mais lorsqu’elle les exprime, cela paraît tellement simple ! On ne peut pas l’accuser de ne pas prendre position sur tel ou tel sujet. Un peu comme Donald Trump. Elle a un grand pouvoir de séduction sur l’électorat et une partie de la population s’y retrouve.

Le drame des migrants fait désormais la une des médias. Beaucoup souhaitent gagner l’Angleterre. Qu’avez-vous vu lors de votre reportage à Calais, au mois de juin ?

Un squatt sur une décharge publique au bord de l’autoroute, c’est pire que dans n’importe quel camp de réfugiés au Moyen-Orient !

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L’Europe doit absolument se confronter à ce problème car c’est de pire en pire. En réalité, ces migrants ne sont pas si nombreux par rapport à leur nombre dans d’autres régions du monde, en Turquie, au Liban ou en Jordanie.

On leur fait miroiter des choses impossibles. Un Soudanais m’a raconté qu’on lui avait conseillé d’aller en Angleterre où on lui donnerait une maison et un emploi ! La réalité, c’est qu’en Angleterre, le marché du travail est plus opaque qu’en France, il est beaucoup plus facile de travailler au noir, pas d’y trouver un emploi.

Les réseaux sociaux ont pris une place centrale dans l’information. Leur utilisation n’est pas sans danger, comme vous l’avez éprouvé avec la photo du petit Marwan...

Oui, j’ai fait l’erreur de retweeter trop vite une photo cadrée d’une manière qui pouvait laisser croire que cet enfant syrien errait seul dans le désert jordanien [il était en réalité à la traîne d’un groupe de migrants syriens en compagnie d’une équipe du Haut Commissariat aux Réfugiés, NDLR]. Je n’ai jamais eu l’intention de falsifier la réalité. J’ai supprimé la photo de Twitter dès que je me suis rendu compte de mon erreur et je me suis excusée. Cela a été une bonne leçon : maintenant, à moins d’avoir pris la photo moi-même ou de connaître personnellement la source, je ne me ferai plus avoir. Mais ce genre d’histoire peut ruiner une carrière.

En parlant d’internet, l’information télévisée doit-elle chercher de nouveaux modèles ?

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Les nouvelles technologies sont en train de détruire le modèle de la télévision par câble et satellite avec paiement d’une redevance. La question est : comment toucher le plus de monde possible tout en gardant une logique de revenus ? On doit s’adapter tous les six mois à la dissémination de l’info, c’est devenu très compliqué. Qu’est-ce qui marche : Twitter ? Facebook ? Quelle va être la plateforme du futur ? Tout le monde est dans l’expectative. Mais c’est très excitant.

Il y a dix ans encore, soit un événement passait à la télé, soit il n’existait pas.

J’ai réalisé récemment un grand entretien en direct avec l’ambassadeur saoudien à l’ONU pour le faire réagir aux négociations avec l’Iran. Il n’a pu être diffusé à la télévision à l’heure prévue. Le jour même, nous avons mis un extrait de l’entretien en ligne, il y a eu beaucoup de réactions. Les réseaux sociaux ont permis de donner de l’importance à ce sujet, de le mettre en perspective avant qu’il ne soit diffusé intégralement. A la télévision, ça se passe entre 19 heures et 21 heures. Au-delà, c’est terminé.

Vous êtes devenue une figure incontournable de CNN. Que vous reste-t-il à y faire ?

Mille choses ! Sur le Moyen-Orient, après bientôt cinq ans, il faut trouver de nouveaux angles pour entretenir l’intérêt des téléspectateurs. J’aimerais tourner plus de reportages approfondis. L’année prochaine va être passionnante avec les primaires américaines. Et puis j’ai le projet d’écrire un livre sur le Moyen-Orient. Je tiens aussi beaucoup à réaliser un long documentaire sur le nord de la Syrie d’où est originaire ma famille. Je suis très attachée à la région d’Alep, je l’associe dans ma mémoire aux vacances de mon enfance, elle fait partie de mon identité.

(1) Du lundi au vendredi, à 21 heures (heure de Paris).

Propos recueillis par Anne Sogno

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Une dimension internationale

On a jamais autant aimé CNN que depuis l’explosion de sa rivale Fox News, la chaine ultraconservatrice américaine d’infos qui entend peser - et pèsera probablement-, sur la désignation du candidat républicain à la présidence. Pour Fox, l’Amérique est une terre de propagande, et le reste du monde, une vaste blague. CNN International qui fête ses 30 ans cette année, a longtemps incarné, et symbolise encore, l’info en continu, trop rapide, trop spectaculaire, trop vide... Parodiée par beaucoup et copiée par tous, la chaine qui a révolutionné le genre est visible partout. Si elle continue à agacer, CNN a inventé un style et porte un regard sur l'étranger. Contrairement à Fox News, elle a des correspondants aux quatre coins de la planète. Et a propulsé sur le devant de la scène des reporters reconnus, experts de l’actualité internationale, comme Hala Gorani ou Christiane Amanpour. Parce que 35 ans après sa création, CNN reste un média incontournable, nous avons rencontré celle qui l'incarne aujourd’hui, Hala Gorani. Une femme d’origine arabe, spécialiste du Moyen-Orient, francophile, journaliste de terrain, qui s’est imposée dans un milieu macho où les vedettes récitent trop souvent les news en plateau. La star mondiale de l’info en continu, c’est elle. SA.

 

REPERES :

1970. Naissance à Seattle (Etats-Unis).

1998. Intègre CNN International.

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2003. Lancement d'« Inside The Middle East », qu'elle anime pendant cinq ans.

2010. Sa couverture du séisme en Haïti vaut à CNN International la nymphe d'or à Monte-Carlo.

2012. Elle reçoit le prestigieux Peabody Award.

2014. Inaugure « The World Right Now with Hala Gorani » et continue à couvrir les événements importants se déroulant en France.

 

 

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