“Occupied” : La série qui fâche les Russes

“Occupied” : La série qui fâche les Russes
Occupied (ALEN GRUJIC)

Ecrite bien avant le conflit entre la Russie et l’Ukraine, la série du maître du polar Jo Nesbø, qui imagine l’invasion de la Norvège par les forces du Kremlin, suscite des tensions diplomatiques. Même si la production rappelle qu’il s’agit d’une fiction, la polémique fait rage.

Par Anne-Françoise HIVERT
· Publié le · Mis à jour le
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Dans ce futur pas si lointain, rien n’indique que la conférence de Paris sur le climat puisse déboucher sur un accord majeur. Du fait du réchauffement de la planète, les éléments continuent de se déchaîner. Cette fois, c’est la Norvège qui est touchée. L’ouragan Maria a fait plus de 600 morts et des dégâts colossaux. Les électeurs ont retenu la leçon et ont élu un Premier ministre écolo. Finie l’époque où le pétrole coulait à flots, faisant de la pétro-monarchie scandinave un des pays les plus riches au monde, avec un pactole avoisinant les 777 milliards d’euros aujourd’hui. L’idéaliste Jesper Berg (Henrik Mestad), chef de gouvernement à la naïveté parfois exaspérante, décide de fermer les robinets et de tout miser sur l’exploitation du thorium, un combustible nucléaire vert.

Résister ou collaborer ?

Mais dans ce monde fictif, post-COP 21, Berg et ses ministres sont désespérément seuls. Les Etats-Unis ont depuis longtemps claqué la porte de l’Otan, ne s’engageant plus que dans les conflits qu’ils sont "sûrs de gagner" – dixit l’ambassadeur américain en poste à Oslo. L’Union européenne est engluée dans la crise. Et même la Suède, alliée de toujours, fait faux bond, quand Moscou, avec le soutien de Bruxelles et d’un commissaire européen (Hippolyte Girardot) glaçant de cynisme, décide d’envahir la Norvège, le temps de relancer la production d’hydrocarbures.

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Résister ou collaborer ? Le scénario de ce thriller d’anticipation, coproduit par TV2 et Arte, a été imaginé par le maître du polar norvégien Jo Nesbø. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ses grands-parents paternels, anticommunistes, ont collaboré avec les nazis pour combattre l’Armée rouge à la frontière russe. La famille de sa mère s’est, elle, engagée dans la résistance. L’écrivain s’est souvent demandé ce qu’il aurait fait en 1940, au-delà du mythe national selon lequel le pays entier s’est levé contre l’occupant. Le showrunner d’"Occupied, Erik Skjoldbjærg, qui a travaillé étroitement avec Nesbø rappelle :

La vérité, c’est qu’avant 1943 une minorité seulement de la population a lutté contre les Allemands"

Toute ressemblance avec la réalité est fortuite

La production assure que toute ressemblance avec la réalité est fortuite. Mais les Russes ne s’y sont pas trompés, s’offusquant – très sérieusement – du rôle "d’agresseur" que la série leur fait, une fois de plus, jouer. Dans un communiqué, l’ambassadeur à Oslo déplore que les scénaristes aient oublié "l’acte de bravoure de l’Armée rouge" lors de la libération de la Norvège en 1945 et regrette que la série perpétue "la pire tradition datant de la guerre froide, terrifiant les téléspectateurs norvégiens avec une menace non existante venant de l’Est".

Député social-démocrate du Finnmark, au nord du royaume, Kåre Simensen, qui préside une association d’amitié russo-norvégienne au Parlement, dit comprendre que "les Russes aient pu se sentir un peu provoqués". Lui-même est convaincu que Moscou n’a aucunement l’intention d’envahir son voisin :

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Déjà, en 1945, les Russes étaient dans le Finnmark pour nous libérer. A la fin de la guerre, ils se sont immédiatement retirés. C’est bien la preuve que nous cultivons des relations amicales dans le Nord"

Un scénario purement fantaisiste

Le scénario d’"Occupied" serait donc purement fantaisiste, ce qui n’a pas empêché plusieurs russologues norvégiens de réagir. Ils craignent que la série ne fournisse de nouveaux arguments au président Vladimir Poutine, dans sa guerre de propagande visant à dénoncer la russophobie généralisée de l’Occident. L’écrivain Peter Normann Waage estime :

Une telle description de la Russie est la dernière chose dont une relation tendue entre les deux pays a besoin"

 

La productrice suédoise de la série, Marianne Gray, ne cache pas son irritation face à la polémique : "Nous n’avons jamais eu l’intention de faire un exposé politique. “Occupied” est une fiction, qui s’intéresse aux choix que font les individus à un moment donné, dans une situation spécifique. Ce n’est pas de notre faute si la Russie a décidé d’envahir l’est de l’Ukraine quand nous avons commencé à tourner." Elle rappelle que Jo Nesbø lui a parlé pour la première fois du scénario en 2008. A l’époque, Moscou n’avait pas encore annexé la Crimée. Les écolos norvégiens ne siégeaient même pas au Parlement (ils n’ont toujours qu’un député aujourd’hui).

Erik Skjoldbjærg raconte qu’il avait été question de ne jamais nommer l’envahisseur. "On s’est vite rendu compte que ça ne fonctionnait pas. Nous vivons en paix depuis des décennies. Il fallait rendre le conflit réaliste, avec des références qui font sens." Entre les trois voisins, le choix s’est vite imposé :

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Ça ne marchait ni avec la Finlande ni avec la Suède. Mais, pour autant, notre intention n’a jamais été de commenter la politique étrangère de la Russie. C’est une série sur la Norvège et les Norvégiens."

"Occupied" est avant tout une fiction.

Et le timing est excellent. C’est comme si, avec l’annexion de la Crimée, les fantômes de la guerre froide s’étaient brusquement réveillés en Europe du Nord, faisant sourdre la peur de l’envahisseur russe. Depuis, il y a eu les incursions répétées d’appareils militaires dans l’espace aérien des pays Baltes et scandinaves, les menaces non voilées de Moscou en cas d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan, la gigantesque chasse au sous-marin russe dans l’archipel de Stockholm en septembre 2014... Dans les pays Baltes, l’hypothèse d’une nouvelle occupation russe n’est même plus exclue.

Symptôme de cette tension : dans leur rapport annuel, les services de renseignement norvégiens (PST), qui jouent un rôle majeur dans la série, estiment que parmi les pays avec lesquels le royaume n’a pas de coopération dans le domaine de la sécurité, la Russie et ses services de renseignement représentent "le plus grand danger potentiel pour les intérêts norvégiens". Le rapport précise notamment que la situation en Ukraine est la preuve que "les autorités russes sont prêtes à utiliser la force pour atteindre leurs objectifs".

Récemment, l’organisation a par ailleurs confirmé à la presse norvégienne une recrudescence des activités d’espionnage menées par les Russes, avec des méthodes dignes de la guerre froide : "Un des modes opératoires traditionnels est de compromettre quelqu’un et de rassembler des preuves", expliquait au journal "Dagbladet" Arne Christian Haugstøyl, le chef du contreespionnage.

La fiction n’est donc pas si loin de la réalité. Professeur à l’Institut norvégien des Affaires internationales à Oslo, Indra Øverland confirme :

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Tout le monde est d’accord pour dire que le scénario est peu probable. En même temps, la Russie a annexé la Crimée et envahi l’est de l’Ukraine. C’est donc une menace qu’il faut prendre au sérieux et c’est aussi la plus crédible que nous ayons depuis des années."

La série, ajoute-t-il, "ne prédit pas le futur, mais se contente de refléter la façon dont les choses ont changé ces dernières années".

L’historien Bård Larsen rappelle toutefois qu’"Occupied" est avant tout une fiction." Et pour fonctionner, un bon thriller doit jouer sur les peurs – réelles – de ses téléspectateurs." La deuxième saison, qui n’a pas encore été confirmée, est déjà en préparation.

De notre correspondante à  Stockholm,  Anne-Françoise Hivert

Jeudi 19 novembre à 20h50, sur Arte."Occupied" (1 et 2/10), avec Henrik Mestad, Hippolyte Girardot, Ingeborga Dapkunaite.

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#" OCCUPIED" : SCENARIO ABRACADABRANTESQUE

Si la série est ambitieuse, son histoire est saugrenue. Décryptage par Vincent Jauvert, grand reporter au service Monde de "l’Obs".

Est-ce parce qu’elle est riche et dépourvue de bombe atomique que la douce Norvège se sent à ce point menacée ? On peut comprendre l’angoisse qui étreint la petite nation des Vikings (qui, malgré ce qui est dit dans "Astérix", connaissent la peur). Mais pourquoi les scénaristes de la série "Occupied" ont-ils imaginé un scénario aussi saugrenu ? Essayons de résumer la trame de cette fiction géopolitique qu’Arte commence à diffuser cette semaine. Nous sommes dans un temps inconnu mais proche. A cause du réchauffement de la planète, la Norvège, pays on ne peut plus écologiste, a courageusement décidé d’arrêter sa production de pétrole. Seulement voilà : malgré tous ses beaux discours sur la nécessaire réduction des gaz à effet de serre, la frivole Union européenne (dont la Norvège n’est pas membre) n’entend pas se priver tout de suite de cet or noir si polluant.

Il faut donc forcer Oslo à revenir sur ce choix, par tous les moyens. Mais l’UE est lâche. Comme elle n’a pas le courage de faire le boulot elle-même, elle demande l’aide de la Russie, encore dirigée par Poutine ou quelqu’un du même genre. Trop heureux de montrer ses muscles, le Kremlin dépêche ses barbouzes en Norvège pour contraindre Oslo à reprendre ses livraisons. Et, puisque ces égoïstes d’Américains ont quitté l’Otan depuis longtemps, le petit pays nordique se retrouve totalement isolé et obligé de collaborer avec ces barbares de Russes (qui sont en apparence moins barbares que les Soviétiques d’antan, mais en apparence seulement, même si certains, ou plutôt certaines, sont plus aimables...).

Combien de temps les descendants des Vikings, patients mais pas lâches, eux, vont-ils accepter cette "occupation" russe incarnée par une charmante ambassadrice célibataire à l’accent délicieux ? Quand vont-ils, enfin, entrer en résistance et prendre les armes ? Telles sont les questions qui occupent les 10 épisodes de cette étrange série. Vous suivez ?

Comment entrer dans cette histoire qui n’a aucune logique ? On se demande pourquoi diable la Russie, qui vit de la vente de ses hydrocarbures à l’Europe, accepterait de contraindre la Norvège à livrer du pétrole à son principal client ? Pourquoi inventer un pitch aussi alambiqué quand la réalité pourrait en fournir de bien plus convaincants ?

Reconnaissons tout de même un mérite à "Occupied" : alors que la série a été imaginée, semble-t-il, avant l’annexion de la Crimée, elle montre plutôt bien une prise de pouvoir à la sauce FSB (ex-KGB), c’est-à-dire extrêmement rapide, sans fracas et en ciblant les quelques leaders importants. Et la difficulté dans laquelle se retrouveraient les citoyens du pays soumis de réagir face à une telle occupation soft.

V. J.

Anne-Françoise HIVERT
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