Sur le tournage de "Jour polaire" avec Leïla Bekhti

Sur le tournage de "Jour polaire" avec Leïla Bekhti
Leïla Bekhti, Gustaf Hammarsten dans la série Jour Polaire (Jerome Bonnet / Canal+)

En coproduction avec la SVT, chaîne publique suédoise, Canal+ produit "Jour polaire", socio-thriller en huit épisodes tourné aux confins de l’Arctique, avec Leïla Bekhti. Coulisses.

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"Ah, vous êtes français ? Bienvenue à Kiruna ! Ça fait du bien de vous parler !" Sur le tarmac de l’aéroport de cette petite ville minière suédoise du cercle polaire, Leïla Bekhti, qui rentre d’un week-end urbain à Stockholm, vient de balancer sa morosité dans la toundra. Le crépuscule a beau baigner dans une lumière psychédélique, les fjords et les crêtes défiler à perte de vue, l’actrice de "Tout ce qui brille" est depuis trop longtemps immergée dans ce quotidien lapon pour s’en émerveiller comme une touriste béate. C’est au contraire en baroudeuse expérimentée qu’elle nous informe de notre chance inouïe de voir ce bout du monde sans grisaille ni crachin.

Voici quatre mois qu’elle traîne ses guêtres en Arctique pour tourner la série policière coproduite par Canal+ et la SVT, télé publique suédoise. Quatre mois d’été (où la neige fond) durant lesquels se déroule ce fameux "jour polaire", un cycle sans nuit d’une trentaine de jours, phénomène qui a particulièrement affecté son sommeil. Et détraqué son organisme :

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Je dormais trois heures par nuit, je cogitais beaucoup, sur ma vie perso, professionnelle... Au départ, à cause des moustiques, j’ai même fait une surinfection. Et puis je me suis dit que cet état allait nourrir mon personnage. Parce que, comme moi, il n’arrive pas à dormir."

Dépêché au pays des Krisprolls et des aurores boréales après qu’un Français y a été découvert assassiné, son personnage de capitaine de police, associé à un procureur local (Gustaf Hammarsten, vu dans le "Millénium" de David Fincher), enquête sur une série de meurtres rituels sur fond de tensions communautaires. Dans l’oeil du cyclone, une minorité opprimée, les Sámi, premiers habitants de Laponie, qui sont aux Suédois ce que les Indiens sont aux Américains. Encore nomades pour certains, victimes d’une virulente politique assimilationniste au XXe siècle à base de stérilisation de masse et de conversion forcée au christianisme, leur histoire récente et leur statut encore fragile sont "un bon exemple du sort réservé en ce moment aux minorités en Europe", décrypte Måns Mårlind, le réalisateur et scénariste du projet avec Björn Stein, son binôme de toujours.

A-t-il été compliqué de convaincre la chaîne publique suédoise de miser sur ce sujet tabou ? "Tabou n’est pas le mot", reprend ce quadra dynamique et cool, qui s’est fait un nom auprès des sériephiles en cosignant avec Stein "Bron" (qui donnera "The Bridge" aux Etats-Unis et "Tunnel" en France), "il est plus juste de dire que les Suédois se fichent éperdument des Sámi, leur histoire inspire plus d’indifférence que de malaise. Ici, quand on parle d’eux, on dit qu’ils ont des vêtements colorés et qu’ils élèvent des rennes, généralement ça s’arrête là. Il n’y a eu aucun problème pour produire la série. Au contraire, j’ai fini de l’écrire en mai 2014, et nous avons signé quelques mois plus tard".

L’idée lui en est venue lors d’une fête où se produisait une rappeuse sámi : "Dans ses chansons, elle parlait de sa culture, des problèmes qu’elle rencontrait avec la compagnie minière de Kiruna qui pollue la nature et contrevient aux cycles de transhumance. J’ai gardé ça dans ma tête en me disant que j’allais m’en servir pour un film. Puis j’ai fait des recherches, et je suis tombé sur des mouvements identitaires de préservations de la culture sámi. Certains groupes très radicaux se peignaient le visage alors que les Sámi eux-mêmes ne le font pas. Je trouvais très intéressant que ces activistes piochent dans les clichés des populations minoritaires qui sommeillent dans l’inconscient du Suédois moyen pour s’adresser à eux."

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C’est en partie ce sous-texte politique qui a séduit l’actrice frenchy :

Comme 90 % de mes potes, je n’avais jamais entendu parler des Sámi. Pouvoir faire comprendre des choses sur la différence en parlant d’une minorité que personne ne connaît, y compris certaines minorités elles-mêmes, je trouvais ça fort..."

Le problème :  son anglais de cuisine

Elle a pourtant longuement hésité avant de signer. Pas à cause de Kiruna, ni du scénario ni de la durée du tournage. Non, le problème est venu de son anglais de cuisine, alors que, précisément, la série est principalement jouée dans la langue de Shakespeare. "C’était un tel problème pour moi que je ne voulais pas lire le scénario, histoire de ne rien avoir à regretter. A l’époque, je ne savais même pas dire les jours de la semaine en anglais. Accepter un tel challenge me paraissait aussi absurde que si l’on disait : regarde, il y a du vent, essaie de voler. Mon agent insistait pour que je jette un oeil. Puis Olivier Bibas [le producteur, NDLR] m’a demandé si on pouvait au moins se voir. Mon agent, qui me connaît par coeur, m’a dit le truc idéal pour me faire réagir :

Je sais que tu ne feras pas la série. Mais, franchement, ce producteur est super, humain, gentil, alors on va le rencontrer, par correction.” C’était comme ça qu’il fallait me prendre."

Une signature plus tard, Olivier Bibas, DG d’Atlantique Productions, une filiale de Lagardère spécialisée dans les coproductions internationales tournées en anglais (on lui doit "Borgia" ou "le Transporteur"), peut respirer : "Mårlind et Stein avaient écrit le rôle pour elle. Ils cherchaient une Française d’origine maghrébine, puis ils l’ont ciblée en la voyant dans “Un prophète”. C’est peu dire qu’il était hyper important qu’elle accepte le rôle." A Paris, Leïla Bekhti suit un stage intensif d’anglais avec une coach française : huit heures par jour à bûcher verbes irréguliers, grammaire, prononciation – "mais pour les besoins de la série, je garde l’accent français, au fond, ça m’arrange", rigole l’actrice.

On la retrouve le lendemain en mode "vénère" au rayon thé vert d’un mini-market de Kiruna. Elle tourne une séquence durant laquelle Kahina (son personnage) reconnaît la voix d’un agresseur dont elle n’a pas vu le visage. Lestée d’un revolver quasiment plus gros qu’elle, Bekhti fait agenouiller deux jeunes clients, puis les interroge. "Parle, putain !", hurle-t-elle en français d’une prise à l’autre, encouragée par Måns Mårlind qui alterne l’anglais et quelques mots de français. "Pense à Keanu Reeves dans “Speed”", lui glisse à l’oreille le réalisateur, alors seul aux manettes.

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Une fois n’est pas coutume, Björn Stein a quitté le plateau pour la salle de montage à Stockholm. En temps normal, le tandem obéit à une organisation très particulière : un jour, c’est Mårlind le chef, Stein ne demeurant alors qu’un observateur muet et bienveillant, puis, le jour suivant, les rôles s’inversent. "Ça permet de supporter les productions au long cours comme ce tournage. Quand vous ne réalisez pas, vous êtes relax, vous prenez du recul et vous rechargez les batteries", avance Mårlind. Ne craint-il pas que les acteurs s’en trouvent déstabilisés, qu’ils préfèrent échanger avec l’un plutôt qu’avec l’autre ? "Franchement non, plaide Bekhti, la voix cassée après une multitude de prises, ils sont tous deux de super directeurs d’acteurs." Fort d’avoir éprouvé sa méthode avec Julianne Moore (sur "le Silence des ombres" en 2010), Mårlind pense que les comédiens "trouvent ça plutôt fun en définitive. Pourquoi devrait-il n’y avoir qu’un seul réalisateur sur le tournage d’un film ? C’est totalement arbitraire comme postulat".

"Varså god och Borja !

Mise à part cette affaire de duo sur courant alternatif, rien ou presque ne distingue ce tournage suédois d’un plateau bien de chez nous : des techniciens qui s’affairent, des acteurs qui répètent dans leur coin, le silence demandé. Ah, si. Certains portent à la ceinture un couteau traditionnel dont le manche est taillé dans un os de renne, la spécialité locale de Kiruna. "90 % des gens sur le plateau sont ici en mission, ils succombent au tourisme local", se marre Olivier Bibas. Leïla Bekhti note :

Ils sont plus calmes qu’en France. Sans tomber dans le cliché, les Suédois sont hyper respectueux. Pour vous donner un exemple, une copine française qui faisait la queue dans Stockholm a poussé un gros soupir d’impatience. Les gens lui ont apporté un verre d’eau, ils croyaient qu’elle avait soif."

Pour preuve, la manière douce et ronde des réalisateurs de lancer une scène. Plutôt que de dire "Action !", Mårlind préfère dire "Varså god och Borja !" ce qui signifie "s’il vous plaît, commencez !". Le boss s’explique : "Je déteste dire “Action !”, ça revient à donner un ordre, à mettre une pression inutile sur les épaules des acteurs. Alors que “S’il vous plaît, commencez”, ça offre aux acteurs l’opportunité de contrôler leur performance. Littéralement, ils commencent s’ils le veulent et, sur un plan symbolique, cela change tout."

"Jour polaire" sera diffusé courant 2016 en Suède et en France sur Canal+. D’ici là, Leïla Bekhti aura sans doute achevé le scénario du nouveau film de Géraldine Nakache, sa réalisatrice et partenaire de "Tout ce qui brille". "Elle devait venir me voir à Kiruna, mais Madame a décommandé sous prétexte qu’elle avait un mariage au Maroc", ironise-t-elle, un voile de fatigue et de mélancolie dans les yeux. "L’éloignement, je l’avais déjà connu à New York et à Marrakech, pas à Kiruna. Pas quand il fait froid, gris, et que tu te retrouves à entendre une langue à laquelle tu ne piges rien, alors que tu en apprends une autre en parallèle."

 

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